Putois, Rat, Civette, Rat-palmiste et d’autres encore de la race fouisseuse, ne furent pas peu étonnés de recevoir ce jour-là de si bon matin, les uns après les autres, la visite de Leuk-le-Lièvre. A chacun le tout-petit-aux-longues-oreilles avait parlé tout bas, puis, galopant vif, s’en était allé plus loin vers la demeure du voisin. Le soleil chauffait dur et dru lorsque, sautillant du derrière, Leuk regagna l’ombre fraîche de son buisson pour y attendre la fin du jour. La nuit tombait quand le peuple des longs museaux s’approcha en rangs serrés du village des hommes, où cependant, plus d’un de leurs aïeux, pour une aile de Poulet, quelques grains de mil et autres vols de moindre importance, avaient laissé leurs dépouilles. Les enfants du village, en effet, aussi lestes que Golo-le-Singe et rapides comme M’Bilela-Biche, y maniaient de tous temps et dextrement gourdins de cailcédrat et épieux de lingué. Civette, Putois, Rat et Rat-palmiste et les autres, dépassant les champs de mil et d’arachides, s’approchaient donc du village de N’Dioum, car le souvenir des coups mortels reçus par les pères de leurs pères était ce soir là terni dans leur mémoire par l’image des richesses et du butin que Leuk-le-Lièvre leur avait promis : mil, poulet, arachides, manioc et même miel, que, leur avait-il dit, Bour-le-Roi avait entassés dans une case sans issue, construite au milieu du village. Or Leuk, en leur disant cela, savait fort bien qu’il mentait plus qu’à moitié ou plus exactement, il oubliait un tout petit détail. Il savait, mais il s’était bien gardé de le dire, ce que renfermait en outre la case. C’est Thioye-le-Perroquet qui le lui avait appris. Celui-ci avait surpris les palabres de Bour et de ses conseillers, palabres qui avaient précédé la construction de la case-sans-issue qu’il fallait atteindre en creusant la terre depuis les abords jusqu’au centre du village, où les maisons avaient été démolies sur une étendue de sept fois sept cents coudées pour y laisser seule la case qu’entouraient sept tapates. Gâté depuis son enfance, ne connaissant que ses caprices, Bour-le-Roi avait décidé d’enfermer, dans la case-sans-issue, Anta, la plus jeune de ses filles, pour savoir, disait-il, si la femme qui n’a jamais connu l’homme pouvait avoir un enfant. Thioye avait entendu ce qu’avait ordonné le Roi, et il l’avait répété sans intention, simplement pour le plaisir de rapporter, et parce que Leuk avait été le premier qu’il avait rencontré en s’envolant de l’arbre-des-palabres. Mais Leuk, qui de sa vie n’a respecté ni père, ni mère, voulait jouer un tour à Bour-le-Roi. Il avait commencé en les trompant, par se servir des gens à longs museaux. Quand ils eurent débouché dans la case-sans-issue, après avoir creusé toute la nuit durant, Rat, Rat-palmiste, Civette, Putois et les autres s’enfuirent en voyant que les richesses promises par Lièvre étaient gardées par une jeune fille. Le souvenir des malheurs arrivés à leurs ancêtres leur était revenu à la mémoire. Ils s’étaient rappelé à temps qu’à N’Dioum les filles étaient aussi habiles que les garçons dans le maniement des gourdins et des épieux. Ils regagnèrent tous la brousse, se promettant de se venger de Lièvre qui les regardait détaler, caché non loin de l’entrée du souterrain. Quand ils eurent tous disparu, Leuk suivit le chemin qu’ils lui avaient tracé et vint trouver Anta - Bout, ton père, dit-il à la jeune fille, se croit plus malin que quiconque sur terre, mais moi je lui apprendrais encore beaucoup de choses qu’il ignore. Il a cru pouvoir t’empêcher d’avoir un mari. Veux-tu de moi ? -Qui es-tu ? Comment t’appelles-tu ? demanda Anta. -Je m’appelle Mana (C’est moi). Veux-tu de moi comme mari ? - Oui ! fit la jeune fille. Leuk, par le même chemin, revint tous les jours tenir compagnie à la fille du roi, tant et si bien qu’un jour elle devint enceinte, et neuf lunes après, mit au monde un garçon.Trois ans passèrent, et Leuk venait - bien que moins assidûment voir sa famille et S’amuser avec l’enfant.Un jour, Narr, le Maure de Bour, qui se promenait de bon matin récitant des versets du Coran près de la tapate aux sept enceintes, crut entendre des cris d’enfant. Il courut, perdant ses babouches, chez le roi : - Bour, bilahi ! walahi ! (en vérité ! au nom de Dieu !) j’ai cru entendre des cris dans la case-sans-issue. On envoya un esclave qui franchit les sept tapates et écouta contre la case-sans-issue. - Ce sont des cris d’enfant, revint-il dire. - Que l’on mette à mort ce fils de chien, dit Bour en courroux, et que l’on jette son cadavre aux charognards. Et l’on tua l’esclave. Un autre alla écouter et revint affirmer que c’était bien un enfant qui criait. - Que l’on tue cet enfant d’insolent, ordonna le roi, et le deuxième esclave fut mis à mort. Ainsi en fut-il de trois autres messagers qui étaient revenus dire que c’était un enfant que l’on entendait. - Cela n’est pas possible, dit le roi. Qui aurait pu pénétrer dans la case ainsi close ? Il envoya un vieillard après qu’on eut pratiqué un passage à travers les sept tapates. A son retour, le vieillard dit : - Oui ! on entend bien une voix qui crie, mais je ne pourrais pas dire si c’est Anta ou si c’est un enfant qui crie. - Que l’on démolisse la case, ordonna Bour, on verra bien. Ainsi que dit, il fut fait, et l’on trouva Anta et son fils. - Qui t’a fait cet enfant ? demanda le roi. - Mana (C’est moi), répondit Anta. - Comment c’est toi ? Qui est ton père, toi ? - Mana, dit le petit garçon. Le royal père et grand-père ne comprenait rien à tout cela : sa fille qui s’était fait toute seule un enfant ! et cet enfant déclarait de son côté être son propre père !Que l’on réunisse, dit Bour, sur les conseils des Plus vieux notables, que l’on réunisse tout ce qui vit et marche dans le pays.Quand tous, bêtes et gens, furent rassemblés le vendredi, Bour donna trois noix de colas au fils d’Anta et lui dit - Va remettre ces colas à ton père. L’enfant alla, dévisageant hommes et animaux, hésitant, s’arrêtant, repartant. Quand il s’approcha de Leuk-le-Lièvre, celui-ci se mit à gratter furieusement, à sautiller, à se plaindre : - Il y a trop de fourmis et de termites par ici ! et il changea de place. L’enfant continuait sa recherche. - Que de fourmis, ma parole ! disait Leuk en le voyant s’approcher et, d’un bond, il s’en allait plus loin derrière un plus gros que lui. Cependant, un des vieillards de la suite du roi s’était aperçu du manège de Leuk. - Qu’a donc Lièvre à se plaindre des fourmis et des termites, et à changer constamment de place ? fit-il. - Faites-le rester au même endroit, ordonna le roi. Pour se faire, on entasse sur trois nattes sept pagnes et une peau de mouton par-dessus. - Mets-toi ici, frère Leuk, dit un griot, tu n’auras plus à craindre fourmis ou termites. Force fut bien à Oreillard de demeurer sur cette couche moelleuse, de ne plus changer de place, de ne plus se dissimuler, de ne plus éviter l’enfant, qui vint lui tendre les trois noix de colas. Ah ! C’est toi ? dit Bour toujours en colère. C’est toi qui te fais appeler Mana (C’est moi) ? Comment as-tu fait pour arriver jusqu’à ma fille ? - C’est Putois, Fouine, Rat-pahniste, Civette et les autres, leurs frères et cousins, qui m’ont ouvert un souterrain. - Eh bien ! je vais te tuer. Allez-vous-en tous, dit Bour aux hommes et aux animaux que sa colère faisait trembler encore. Je vais te tuer, Leuk ! - Bour, dit Leuk, tu ne peux pas tuer le père de ton Petit-fils ! - Que peux-tu m’offrir pour racheter ta tête ? - Ce que voudras, Bour. - Eh bien ! avant six lunes, je veux que tu m’apportes une peau de panthère, deux défenses d’éléphant, une peau de lion, et des cheveux de Kouss-le-lutin-barbu, ordonna le roi. - Comment va-t-il faire ? se demandèrent les vieillards de la suite du roi. Leuk s’en alla, sautillant du derrière, secouant, clap ! clap ! telles des sandales de femme peulhe, ses longues oreilles. Il trouva Sègue-la-Panthère près de la rivière et lui demanda - Mon oncle, pourquoi restes-tu avec une peau aussi sale et pleine de taches ? Pourquoi ne te baignes-tu Pas dans la rivière ? - C’est que, répondit la panthère, je ne sais pas si je sais bien nager. - Eh bien ! enlève ta peau, mon oncle, je vais te la nettoyer pendant que tu resteras dans ce trou pour ne pas attraper froid. Sègue se dépouilla et, pendant quelle se terrait dans le trou, Leuk, au bord de l’eau, enduisait l’intérieur de la peau de piment après l’avoir trempée, et ensuite : - Oncle ! oncle, remets vite ta peau ; il va pleuvoir. En effet, le temps menaçait, Sègue-la-Panthère reprit sa peau, mais elle n’entra que sa patte gauche de derrière qu’elle retira prestement. La patte lui brûlait comme si elle l’avait mise dans un feu ardent. - Leuk ! Leuk ! ça brûle ! ma peau me brûle ! - Ce doit être l’eau de la rivière, dit Leuk. Toute la rive au niveau des villages d’en haut n’est plantée que de tabac. Laissons la peau dehors, l’eau de pluie va la rincer. Pendant que Panthère s’en retournait dans le trou. Leuk alla vite cacher la peau dans un fourré et revint s’enquérir : - Oncle Sègue, tu as déjà repris ta peau ? - Non pas, certes, répondit Panthère. - Elle n’est plus là. Il est tellement tombé d’eau, quelle a dû être entraînée à la rivière, expliqua Lièvre, et il prit le large. De bon matin, Leuk s’était posté au bord du marigot quand Nièye-l’Éléphant et sa tribu arrivèrent d’un pas pesant et encore ensommeillé pour s’abreuver. - Le Bon Dieu, dit Leuk d’un air attristé, le Bon Dieu défend de boire aujourd’hui au marigot. - Que faire ? demanda le vieillard au long nez et aux petits yeux. -Conseille-nous, Leuk, toi qui es l’aîné. - Nous allons monter implorer sa grâce, peut-être se laissera-il fléchir. - Et comment faire pour arriver jusqu’à lui ? Leuk appela M’Botte-le-Crapaud qui boitillait non loin de là et mère M’Bonatte-la-Tortue qui pointait le bout de son museau. Il renversa M’Bonatte sur le dos gluant de M’Botte et fit monter sur le ventre de mère Tortue le plus jeune de la tribu des éléphants : sur celui-là un plus âgé et, sur le dos de celui-ci, un autre, et ainsi de suite... Quand le vieux chef grimpa, atteignant presque le ciel, d’un coup de patte, Leuk poussa Tortue et ploum ! ploum ! dans un enchevêtrement de pattes, de trompes et de défenses, les éléphants tombèrent. Ils s’affairaient à ramasser les défenses cassées : - Ne perdez pas de temps à vous occuper de ça, leur dit Leuk. Vous ramasserez tout ça tout à l’heure. Le Bon Dieu vous donne l’autorisation de vous abreuver. Dépêchez-vous d’aller boire. Quand ils revinrent après avoir bu longuement et s’être aspergés à qui mieux mieux, il manquait les deux plus belles défenses. - Ne cherche pas, dit Leuk au propriétaire, c’est le Bon Dieu qui les a prises pour prix de sa mansuétude. Vers le milieu du jour, Leuk trouva, à l’ombre d’un tamarinier, Kouss-le-Lutin-barbu qui se reposait Près de son gourdin deux fois plus haut que lui et de son Keul, sa calebasse généreuse qui se remplit de tout ce qu’on lui demande. - Oncle Kouss, dit Leuk, pourquoi laisses-tu pousser tes cheveux et ta barbe ? Comme ça t’enlaidit ! - Je ne sais pas me raser et je n’ai pas de couteau, expliqua Kouss-le-Lutin-barbu. - J’en ai un excellent, dit Lièvre. Je vais te raser, oncle, si tu le veux bien. Et quand il eut fini : - Je vais jeter tout ça en m’en allant. Continue à te reposer, il fait si chaud au soleil. Et Leuk s’en alla, sautillant du derrière, la barbe et les cheveux de Kouss-le-Lutin dans son sachet. Gayndé-le-Lion était sur la rive du fleuve, regardant, d’un oeil courroucé et envieux à la fois, biches, antilopes et cobas qui folâtraient sur l’autre rive, broutaient, gambadaient, se roulaient, semblant le narguer. Leuk survint et lui demanda - Ne pourrais-tu attraper et punir comme il le mériterait aucun de ces enfants insolents, mon oncle ? - C’est que je ne veux pas du tout me mouiller la peau. - Retire-la, je resterai ici pour la garder. Tu reviendras la reprendre après la chasse. Lion se dépouilla et partit à la nage vers l’autre rive. Leuk s’empara de la peau et alla la cacher. Il revint, arrosa l’endroit où Gayndé l’avait déposée, fit une traînée jusqu’au fleuve avec son derrière qu’il avait trempé dans l’eau et puis cria de toutes ses forces : - Oncle Lion, oncle ! reviens vite ; l’eau emporte ta peau. Et il sauta dans l’eau. Quand Lion revint, il lui dit : - J’ai plongé, mais je n’ai rien trouvé. Il faut attendre que le fleuve baisse. Et il s’en alla, sautillant du derrière. Trois lunes ne s’étaient pas écoulées quand Leuk se présentait chez le roi avec la rançon demandée. - Comment a-t-il pu faire ? se demanda la suite du roi. - Comment as-tu fait pour avoir tout cela ? interrogea Bour. - Réunis tout le monde, et tu le sauras, répondit le Lièvre. Kouss-le-Lutin ne vint pas à la réunion, car, s’étant regardé dans l’eau endormie du marigot, il s’était trouvé si laid sans barbe et surtout sans cheveux sur son crâne qui lui semblait le derrière pelé de Gocloon-tlree-Singe. Il sut cependant par les hôtes de la brousse que sa colère Leuk ne le cédait en rien à celle de Nièye-l’Éléphant, de Sègue-la-Panthère et de Gayndé-le-Lion qui, eux, étaient venus à l’appel du roi. Tous avaient expliqué comment Lièvre les avaient bernés et dépouillés. - Ce Leuk quand même ! Ce Leuk alors !!! disait chacun. - C’est égal, fit Golo-le-Singe, que le courage n’a jamais étouffé, c’est égal, j’aime mieux être dans ma peau, même pelée derrière, que dans la sienne. - Il fera bien de ne pas trop s’aventurer en brousse d’ici quelque temps, conseilla un vieillard. Quand on songea à le chercher, Leuk était déjà loin, il était parti sans prendre congé. Sur un sentier perdu, il avait trouvé une peau de biche à moitié pelée, pleine de trous, rongée par les vers qui grouillaient comme des termites ; Leuk s’en affubla. Boitant bas, tête penchée, il rencontra Bouki-l’Hyène, qui s’apitoya - Ma pauvre Biche, que t’est-il donc arrivé ? - Hélas ! fit la fausse biche, je me suis disputé tout à l’heure au marigot avec Leuk-le-Lièvre. Il a étendu sa patte gauche vers moi en me disant : « Ce n’est que la patte gauche cette fois-ci, car je ne veux pas ta mort, mais il faut quand même que tu te souviennes de moi ! » Aussitôt et depuis, je suis comme tu me vois. Bouki a raconté la mésaventure de M’Bile-la-Biche à Golo-le-Singe. Golo a colporté l’histoire. Toute la brousse l’a su.Leuk est toujours libre et même un peu craint.