Fini ton assiette !
Cette phrase, Prosper l’a entendu trente six milliards de fois.
- Je n’en veux paaaas !!!
Cette phrase, la maman de Prosper l’a entendu au moins autant de fois.
Ce soir là, la maman de Prosper tentait désespérément de regarder Prosper dans le blanc des yeux, mais le jeune garçon fixait sans ciller son blanc de poulet nageant dans les petits poids fumants.
- Très bien, lança t’elle finalement, si tu ne finis pas ton assiette, j’en parlerai à l’ogre de la rue Bouchart.
Prosper détacha imperceptiblement son regard de l’assiette qu’il avait à peine touchée.
- A qui..?
- A l’ogre du 3, rue Bouchart.
- Ca n’existe pas les ogres, maman, marmonna Prosper en replongeant dans son assiette.
- Bien sûr que si, ça existe les ogres, reprit la maman. En tout cas celui du 3, rue Bouchart existe bel et bien. En chair et … en chair !
- Je ne te crois pas, maman, répondit le garçon en levant cette fois ci franchement les yeux vers elle.
- Et bien… demande à ton père !
- Papaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa !!! Ce n’est pas vrai qu’il y a un ogre au 3, rue Bouchart ?
Le papa, qui avait depuis longtemps terminé son assiette et qui regardait le journal télévisé dans le salon, comme tout les soirs, répondit évasivement :
- Mmm ? Si si… oui oui il existe.
- Ah tu vois ! répondit la maman satisfaite.
- Et qu’est ce qu’il fait cet ogre ? demanda Prosper circonspect.
- Et bien comme tout ogre qui se respecte, il dévore les petits garçons qui ne finissent pas leur assiette !!
Prosper fit une figure toute ronde : ronds les yeux comme des soucoupes et ronde la bouche comme une soupière.
- C’est pas vrai, répéta t’il, mais avec nettement moins d’assurance.
- Et bien essaye de ne pas finir ton assiette ce soir et j’en parlerai à l’ogre du 3, rue Bouchart, et on verra bien si tu ne te fais pas dévorer pendant la nuit !
Finalement, préférant ne pas tenter le diable – ou plutôt l’ogre –le garçon termina sans hâte son assiette, en se promettant d’aller vérifier dès le lendemain qu’au 3, rue Bouchart, vivait bel et bien un ogre.
Alors qu’il enfilait sa chemise de nuit, Prosper se demanda à quoi pouvait bien ressembler un tel monstre…
Le jour suivant, à la sortie de l’école, Prosper prit un autre chemin pour rentrer chez lui.
La rue Bouchart était une rue parallèle à la sienne, située entre l’école et sa maison. Il la remonta et arriva finalement au numéro 3.
« Boucherie 3B, du 3, rue Bouchart : bien, bon, bon marché » était écrit en grosses lettres rouges sur la devanture.
Une tête de cochon au sourire peu accueillant surplombait la porte.
Prosper entra.
La boutique était vide. Le garçon s’approcha du comptoir près duquel une vitrine présentait plusieurs morceaux de viandes bien rouges, bien sanguinolentes. « De la chair d’enfant… »se dit Prosper.
Des couteaux de tailles gigantesques accrochés au mur finirent de lui donner la chair de poule. « Le boucher du 3, rue Bouchart est un ogre !!! Il vend de la viande d’enfant !! »
Le jeune garçon allait détaler lorsqu’une voix, grave et dure comme un silex, se fit entendre.
« Qu’est ce que je peux faire pour toi mon garçon.. ? ».
L’ogre avait surgit de derrière le comptoir. Il était gigantesque, n’avait pas de cheveux, un gros nez, et de son tablier taché de sang, surgissaient des poils longs comme des pattes de tarentules.
- Et bien mon garçon, répond donc, tu as besoin de quelque chose ?
- J’ai terminé mon assiette !!! balbutia Prosper.
- Et bien c’est très bien répondit l’ogre en souriant, mais ça ne me dit toujours pas ce que je peux faire pour toi.
Prosper n’osa pas faire un mouvement.
- Bien, bien… écoute reste là si tu veux, mais moi j’ai du travail, dit le monstre de sa grosse voix.
L’ogre du 3, rue Bouchart grogna puis se retourna, saisi un couteau long comme la jambe de Prosper et commença à débiter un morceau de viande en morceaux. Du sang éclaboussait son tablier.
« Voila ce qu’il va m’arriver si je ne m’enfuis pas immédiatement !! » se dit Prosper. Une voix lui disait de s’enfuir mais une autre, pleine de fascination – et sûrement d’inconscience - l’incitait à rester.
- Vous êtes un ogre ? Cette phrase sortit de la bouche de Prosper sans qu’il le veuille. Il mis précipitamment ses mains devant. Mais l’ogre avait entendu. Il se retourna, son couteau luisant à la main.
- Un ogre !!! Oh oh oh, mais pourquoi dis tu cela petit garçon ?
Encore une fois la bouche de Prosper parla :
- Maman m’a dit que vous mangiez les enfants qui ne terminaient pas leur assiette… !!!
- Oh oh, l’ogre se mit à rire. Ohhhh Oh Oh, sa voix caverneuse s’amplifia. Oh oh oh oh, Prosper sentit le sol trembler sous ses pieds. Oh oh oh, l’ogre riait de plus en plus fort ; sa voix tonitruante emplissait toute la pièce.
- Alors vous êtes bien un ogre ? reprit Prosper timidement.
L’ogre dont la bedaine tressautait encore, répondit doucement :
- Tu pourras dire à ta maman que si je suis un ogre, je ne mange que les parents des enfants qui disent ce genre de sottises !! Et il se remit à rire de plus belle.
Prosper prit ses jambes à son cou et s’enfuit de la tanière de l’ogre. En sortant il entendait encore le rire gargantuesque de l’ogre faire trembler la boutique.
Le soir, à table, Prosper finit sans rien dire son assiette.
- Et bien tu vois ! Tu peux être un grand garçon quand tu veux, et manger convenablement !! Alors, ils n’étaient pas bons ces brocolis ? Ils ne sont pas bons pour ta santé ?
- Maman, répondit très sérieusement Prosper en s’essuyant la bouche, si j’ai fini mon assiette de brocolis, c’est pour votre santé, à toi et à papa.
La maman, interloquée, ne sut quoi répondre. Le papa avait détourné les yeux de son journal et regardait son fils dans la cuisine.
- Mais je vous préviens reprit Prosper, si demain on ne mange pas de frittes, j’appelle l’ogre du 3, rue Bouchart !